"Pourquoi une telle confusion sévit-elle au sein des entreprises Françaises?"
"Pourquoi la société Francaise a-t-elle perdu confiance dans ses entreprises?"
UNE CRISE DU MANAGEMENT
QUI ATTEINT UN PAROXYSME
Un nombre impressionnant d'entreprises Francaises voient leur santé s'aggraver ou disparaissent. La cohorte des chômeurs s'allonge, touchant toutes les catégories socio-professionnelles. Et pourtant, depuis plus de 10 ans, des actions de tous ordres ont été menées pour transformer le paysage intérieur et les modes de fonctionnement de l'entreprise. Les dirigeants ont perdu leur crédibilité. La motivation individuelle est en chute libre partout et a tous les niveaux hiérarchiques. Le gaspillage du génie humain est à son comble. L'inquiétude et les ravages ainsi causés entravent cette faculté vitale pour un manager: celle de contribuer une réflexion critique. Dans ce contexte, il est essentiel et urgent de s'interroger sur la panne du management à la Francaise.
Il a été déterminé, dit et écrit que les devoirs primordiaux du management consistaient a spécifier les enjeux de l'entreprise, a concevoir des stratégies claires qui tiennent compte de l'environnement, a élaborer des politiques, des plans d'action et des tactiques et a les communiquer de façon claire afin de les mettre en œuvre en mobilisant les individus et les équipes pour que se réalisent des succès générateurs de richesse tant financière qu'humaine a l'échelle collective comme a l'échelle individuelle. Or nous observons d'une manière permanente que la spécification des enjeux est hasardeuse, l'appréciation de l'environnement est inadéquate et la conception de stratégies est défaillante. De même, la mobilisation des ressources (notament humaines) est inacceptable, la création de richesse est douteuse et la pérennité de nombre d'organisations est soumise à caution.
Selon les managers, leurs tâches principales sont de planifier, décider, coordonner, motiver, exécuter, évaluer et contrôler. Or, nombre d'observation réalisées sur le terrain mettent en évidence que la "gestion des affaires courantes" (exécution) mobilise l'essentiel de leur activité, le reste étant focalisé sur le fait d'assurer leur survie. Il est possible de rééquilibrer ces tâches, mais les solutions ne sont accessibles qu'aux acteurs qui ont la volonté de réexaminer leurs attitudes professionnelles. En effet, l'observation attentive de l'activité des cadres confirme que la réflexion structurée n'est plus pratiquée, et en l'absence de véritable stratégie, les tactiques sont guidées uniquement par des considérations financières à court terme.
Le "défensif financier" prend des allures du "après moi, le déluge." Le sang neuf que représente les jeunes est contaminé par les produits non chauffés du chômage à priori. Quand aux quincagénaires, il ne leur reste plus qu'à jeter leur ticket professionnel périmé en dépit de ce que seuls le temps et l'expérience peuvent apporter de savoir-faire et de sagesse. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là? Quelle part de la responsabilité collective incombe aux dirigeants?
L'ENTREPRISE: UN MODELE OBSOLETE?
L'entreprise telle que nous la connaissons constitue depuis plus de 150 ans la clé de voûte de la société occidentale. En fait, elle a servi de modèle pour la renaissance et le développement de l'économie Japonaise après la 2e guerre, pour le fonctionnement des villes et des villages aux Etats-Unis, pour le développement accéléré des "nouveaux dragons" et de façon générale, devient aujourd'hui une référence pour le monde entier. Nous parlons bien sûr ici de l'entreprise capable de justifier son existence, existence qui doit s'appuyer sur sa contribution à l'ensemble de la société (actionnaires, employés, état) et non de ces monstres hybrides, maintenus en vie artificiellement grâce à l'utilisation abusive des deniers publics. Seule cette légitimité justifie son second objectif prioritaire: créer de la valeur (richesse) afin de survivre et de prospérer.
Ainsi, l'observation et l'étude de l'entreprise en tant que système complexe dans son environnement n'est pas si ancienne (environ 50 ans) mais offre des informations pour permettre de réaliser quelques analyses et comparaisons utiles.
En premier lieu, depuis la fin de la 2e guerre mondiale, les priorités mises en avant par les leaders d'entreprises étaient claires. Le but qui dans l'ensemble des pays industrialisés était de reconstruire guidait l'énergie et focalisait les efforts. Le soulagement dû à la fin d'événements traumatiques créait un climat psychologique et un environnement porteur. Ceci était soutenu par le développement avancé de la technologie mise au service d'une production effrénée plus soucieuse de quantité que de qualité. Le marché était un marché de "demande" et l'euphorie prévalait largement.
Parallèlement, pendant cette période s'est produite une subtile, mais certaine érosion et altération des systèmes de valeurs, culminant en des remises en cause fortes, mais non suivies d'effet à la fin des années 60 (Mai 68 en France, manifestations contre la guerre du Vietnam aux U.S.A., malaise social dans d'autres pays). Dans ce contexte nouveau, les priorités n'étaient plus les mêmes. Survivre ne voulait plus dire la même chose pour la majorité des individus et mieux vivre avait une toute autre dimension que 20 ans auparavant.
DES PRATIQUES ACTUELLES QUI
PRECIPITENT LA DECOMPOSITION
Les acteurs économiques ont multiplié les tentatives pour "coller" aux mutations de leur environnement et maîtriser ces phénomènes. Après les années 60 où a eu lieu aux U.S.A. une véritable recherche de qualité sur ces questions, de "nouvelles" techniques de management sont apparues, présentées à chaque fois comme des révolutions managériales capables de retourner la situation de l'entreprise. Ce foisonnement de techniques (direction par objectifs, cercles de qualité, projet d'entreprise, recherche de l'excellence, TQM (Total quality Management), organisations matricielles, benchmarking, visionning, empowerment, chaos management, ré-engineering) qui ne sont en fait qu'une déclinaison à l'infini de méthodes existantes, a mobilisé les directions générales. Il les a éloigné de l'essentiel et a obscurci leur mission, leur rôle, leurs buts et leurs priorités ainsi que ceux de leurs organisations, générant la confusion. En outre, l'absence de critères retenus pour mesurer la contribution de ces techniques a supprimé tout mécanisme de feedback, obscurcissant pour les managers la perception de leur environnement.
La multiplication de ces techniques s'est accélérée, prévalant sur le travail essentiel et préalable de négociation et d'engagement des individus pour des buts et des objectifs communs.
Comme le dit Demming, "la plupart des employés ne comprennent pas ce qui est attendu d'eux, mais plus grave, ils n'ont pas le moyen de le découvrir".
Ainsi, l'un des messages centraux des années 70 qui était le "management par intégration" (la mise en œuvre des conditions dans lesquelles la façon la plus sûre pour les personnes d'atteindre leurs objectifs individuels est d'atteindre les objectifs organisationnels) est sans doute trop dense et chargé de sens pour être interprété par les managers d'aujourd'hui dans la confusion ambiante. Beaucoup de managers ont cru que les systèmes d'information permettraient d'y arriver, mais ces espoirs sont aujourd'hui déçus. Cette réflexion est hélas largement abandonnée dans le tourbillon des modes-météores qui entrave la faculté de réflexion critique des dirigeants.
Un effet net de ce processus est l'oubli même des concepts et de la pratique des disciplines essentielles qui s'accompagne de la manipulation excessive des mots, les vidant de leur sens et brouillant les concepts. Ainsi, la composante essentielle de la mission de toute organisation qui est de créer de la valeur de façon durable n'est plus perceptible par les acteurs, est absente du discours, de la réflexion des dirigeants et de la plupart des consultants.
Loin d'enrayer l'affaiblissement et l'effritement du système de valeurs, les pratiques actuelles les accentuent. La société occidentale a vu se déplacer et s'affaiblir ses points de référence: les ancres de la culture judéo-chrétienne laissent insensiblement la place au consumérisme qui se transforme en cocooning et n'offre pas de référence à une société désorientée. Comme toujours, les hommes sont à la recherche de nouveaux chemins et la quête se tourne selon les cas vers le paganisme, le "new age", les religions ou philosophies orientales ou tout simplement vers "ce qui vient d'ailleurs". La confusion résultant de ces phénomènes rend compréhensible l'attitude de certains responsables qui préfèrent s'appuyer sur des voyants et autres pratiques divinatoires plutôt que de s'astreindre au développement de leurs compétences managériales et de celles de leurs équipes qui sont quelquefois médiocres. Le développement de la crise que traverse aujourd'hui l'économie occidentale ne fait qu'ajouter à cette désorientation. Dans ce contexte, la "désimplication" des individus vis-à-vis de l'entreprise est une donnée majeure dont les dirigeants ne peuvent plus se permettre de ne pas tenir compte.
DES EFFETS DEVASTATEURS
Parmi les multiples manifestations du désarroi des dirigeants et des dirigés, quatre caractéristiques essentielles se dégagent:
La première prend la forme d'une méfiance générale vis-à vis des dirigeants, méfiance allant aujourd'hui souvent jusqu'au mépris.
La seconde réside dans l'indolence des managers dans leur rôle qui est de maîtriser leur adéquation à l'environnement.
La troisième est une utilisation abusive des techniques ou leur détournement de leur objet premier (contrôle budgétaire se substituant au contrôle de gestion, ou "ventes" se substituant au marketing).
La dernière est l'incapacité des équipes de direction à organiser le travail collectif afin de constituer des équipes d'individus engagés à la poursuite d'objectifs communs.
Les dirigeants et les managers perçoivent intuitivement le rôle stratégique et le poids des hommes dans l'entreprise, mais en éprouvent la peur qui est toujours le fait de l'incompréhension. En fait, on observe que les dirigeants ne se donnent pas les moyens de gérer d'une façon cohérente l'ensemble des ressources dont ils disposent. Les entreprises se défont donc des ressources qu'elles ne savent pas mobiliser par le biais des "restructurations". En dépit des déclaration ronflantes, les hommes sont bien hélas pour la majorité des managers une ligne de dépense au Compte de Résultat (souvent la plus forte) et non pas un actif au bilan. McGregor saluerait la santé de sa Théorie X! Pour qui sait lire entre les lignes, les convictions qui guident les décisions de restructuration des dirigeants sont en effet bien plus financières où technocratiques que sociétaires. Selon ces critères, l'augmentation de 470.000 chômeurs entre 91 et 92 est parfaitement justifié par l'augmentation de 27 milliards de francs du résultat des 100 premières entreprises Françaises.
Le plus grave dans tout ceci est l'absence de prise de conscience de la part des dirigeants de la distance qui les sépare de plus en plus de leurs cadres et employés, mais c'est pourtant bien là que se trouvent les réponses. Dans ce contexte, un dirigeant peut adopter aujourd'hui l'une des deux attitudes suivantes. Il peut faire preuve du courage qui consiste à assumer sa responsabilité de manager dans un environnement particulièrement difficile et s'astreindre à la remise en cause permanente qui est le seul vrai facteur de progrès. Ou il peut s'arc-bouter sur ses prérogatives et les conserver effectivement mais perdre de fait toute légitimité aux yeux de ses employés et de la société. Les ébauches de réponses que constitue cette réflexion n'intéresseront que les premiers car à la lumière de la pratique, ces réponses sont exigeantes.
DE BONNES VIEILLES RECETTES POUR LE SUCCES
De façon perceptible, la première difficulté sur laquelle butte l'action est d'apréhender l'entreprise dans son entité. En effet, l'entreprise sous l'emprise conjuguée des modes et des multiples intervenants (consultants spécialisés) a été atteinte du syndrome médical de "la pièce défectueuse." On remplace la pièce sans s'occuper du reste. Dans le cadre de l'entreprise cela correspond à des actions fractionnées sur des fonctions où des activités restreintes, sans lien avec la stratégie de l'entreprise.
D'emblée, la toute première urgence est d'utiliser des techniques efficaces de clarification et de négociation de buts et d'objectifs. Le management des entreprises qui connaissent un succès durable font en effet preuve dans ce domaine d'une détermination et des compétences requises pour remettre régulièrement en question leurs pratiques. Ces processus n'excluent pas nécessairement le conflit mais sont le garant d'un fonctionnement organique, vital et producteur de résultats.
Une fois les buts établis, le management sera confronté à sa tâche principale, qui est d'organiser l'effort humain au service des objectifs économiques ainsi négociés. Pour cela, il est absolument requis de clarifier les attentes non seulement en termes d'exécution, mais d'y ré-intégrer les tâches de planification, de direction, de coordination, de motivation, d'évaluation et de contrôle. A cette fin, un tout autre degré de professionnalisme doit absolument être exigé et atteint. Les implications de ces changements sur les comportements doivent être connus, compris, guidés et facilités. La maturité requise suppose que les dirigeants comprennent que leur succès ne dépend largement de leur capacité à contrôler que s'ils reconnaissent que le contrôle consiste en une adaptation sélective à la nature humaine plutôt qu'en une tentative d'asservissement de la nature humaine à leurs désirs.
Pour réaliser cette adaptation sélective, il est nécessaire de pouvoir d'abord établir les exigences d'un poste non seulement en termes de compétence mais aussi en termes de comportements requis. Combien de managers manifestement compétents et qui ont démontré une expérience incontestable voyons-nous faillir du fait d'un comportement inadéquat dans leur environnement? Un manager compétent, déterminé et indépendant aura par exemple connu le succès dans un environnement requérant ces qualités, mais connaîtra l'échec dans un nouveau contexte exigeant plutôt le travail d'équipe et la prudence. De même, une nouvelle stratégie exigera le gain de parts de marché d'une façon profitable, alors qu'un manager compétent sera plus attiré par les développements technologiques, causant l'échec de cette stratégie.
La question devient: les comportement qui ont causé le succès dans un environnement donné sont-ils les mêmes que ceux qui causeront le succès dans un environnement différent? Les disciplines qui permettent de répondre fiablement à cette question sont celles qui ont été largement ignorées et qui doivent absolument être mieux maîtrisées. Des avancées remarquables ont été accomplies dans ce domaine, et il n'est dans notre contexte actuel plus permis d'en faire l'économie.
Le faible niveau de compréhension par les managers des comportements humains et de leur effet sur le travail milite en faveur de l'apprentissage du management effectif des hommes. Le niveau de maîtrise de cette discipline doit absolument atteindre un niveau proche de celui des disciplines de la finance, de l'informatique ou de la technologie. Ceci permettra d'éviter le recours à des pratiques certes passionnantes (astro-numéro-morphopsycho-grapho-logie), mais qui sont inacceptables en tant que techniques de management, notamment pour le choix ou la promotion de candidats à des postes définis.
Il en découle directement que l'affaiblissement des compétences telles que gestion du temps, leadership, supervision, délégation où développement de subordonnés devient un obstacle majeur pour la performance, et donc la survie des entreprises. Il est illusoire d'espérer mobiliser les contributions potentielles des employés et des cadres sans un engagement honnête pour le développement et pour la latitude d'exercer ces compétences.
Enfin, il est essentiel de pouvoir évaluer fiablement la performance des personnes et des équipes, ce qui suppose que les critères aient étés choisis d'un commun accord et que des standards prédéterminés aient étés fixés. En termes de management, la seule mesure de performance significative est la mesure du rapport entre la réalisation d'objectifs préalablement négociés et le degré de difficulté. Ce n'est que sur cette base que la mesure à posteriori sera significative de la performance à proprement parler. Pourtant, la pratique révèle que la véritable performance n'est virtuellement jamais évaluée fiablement dans les entreprises, ce qui présente une opportunité considérable. Soit les éléments manquent au début du processus, soit le but est détourné (pour devenir par exemple la détermination de l'augmentation annuelle) soit les compétences humaines des acteurs sont inadéquates pour permettre aux supérieurs de véritablement aider leurs subordonnés à progresser.
Des techniques éprouvées existent pour assister dans la résolution de ces questions graves d'entreprise et de société, mais leur efficacité exige qu'elles soient utilisées avec rigueur, compétence et détermination. La performance réelle des entreprises et leur faculté de jouer leur rôle de création de richesse et d'emplois est à ce prix.
Le sens de plénitude et d'accomplissement dérivé de l'application en équipe de l'effort humain à l'atteinte de buts communs n'est plus aujourd'hui un luxe pour les dirigeants. Il est devenu autant une obligation morale qu'une condition essentielle de la survie des organisations dont la responsabilité leur a été confiée.
Eric de Rochefort